En 2022 l’Assemblée Nationale a voté en faveur de la réhabilitation collective des 639 fusillés pour l’exemple de la Grande Guerre qui n’ont pas été réhabilités par les trois cours de justice, mais en 2023 le Sénat a rejeté la proposition de loi.
Les travaux du député Marin (1919), du général Bach (1943-2017) et l’historien A. Prost (2013) laissent entendre que 195 000 soldats auraient été traduits en conseils de guerre dont 6 000 en conseils de guerre spéciaux, cours martiales devant lesquelles l’accusé est sans défense. 650 à 700 soldats ont été fusillés « pour l’exemple » et ont subi la mise en scène de l’exécution, officialisée par le décret portant sur « le service des places » daté de 1909, parade terrifiante destinée selon le général Villaret, à Vingré « à aider les combattants à retrouver le goût de l’obéissance ». On ne saura jamais combien il y a eu d’exécutions sommaires.
On peut constater, ne serait-ce que pour les célèbres cas des martyrs de Vingré, de Lucien Bersot, des caporaux de Souin, des fusillés de Flirey que le code de justice militaire et les motifs de condamnation à mort laissent possible l’interprétation des circonstances réelles. On peut s’interroger comme le fait le général Bach sur la valeur du haut commandement qui impute les défaites à la soi-disant défaillance des troupes. On peut expliquer que le pouvoir politique s’en est remis au pouvoir militaire.
La famille d’un fusillé doit rentrer son deuil et subir le regard souvent malveillant des autres. Sa veuve n’est pas reconnue veuve de guerre et n’a pas droit à pension ; ses enfants ne sont pas pupilles de la Nation. Le fusillé, qualifié de « non mort pour la France » ne doit pas être inscrit sur le monument « aux morts pour la France » érigé dans chaque commune. 400 fusillés ne seraient inscrits sur aucun monument. Lucien Royer inscrit sur le monument d’Aix-les-Bains n’est pas pour autant, réhabilité. De nombreuses municipalités ont en effet décidé d’inscrire le nom de leur fusillé, lui reconnaissant ainsi le statut de mort pour la France, contrevenant au souhait du gouvernement. Les anciens combattants tout juste organisés en associations, la Ligue des Droits de l’Homme, des syndicats, des députés ont entamé, dès 1915 la procédure juridique qui seule, efface la condamnation. Trois cours de justice n’ont réhabilité que 42 soldats en 19 ans.
La question de la réhabilitation de 639 fusillés est reprise, dès 1990 par l’association Libre Pensée soutenue par d’autres associations, des syndicats, des élus, des citoyens. Elle recense les monuments pacifistes (environ 180), interpelle les élus, appelle les familles, érige des monuments (2012 à La Courtine, 2019 à Chauny sur la ligne de front), invite à des commémorations, à Chambéry rue Jean Jaurès le 11 novembre depuis 2009. En 2013 elle a précisé sa position : elle est intransigeante sur le vocable « réhabilitation », ne demande pas le procès des généraux, met à part les cas de droit commun et d’espionnage, respecte la décision des familles qui ne souhaitent pas raviver ces événements, propose une déclaration solennelle émanant soit du président de la République, soit de l’Exécutif, soit du Législatif : « la République réhabilite solennellement les 650 fusillés pour l’exemple de la première guerre mondiale. Ils n’étaient pas des lâches, ils ne furent aux côtés de leurs camarades, que des victimes de la guerre ».
En 2008 le gouvernement accepte que cette question soit à l’ordre du jour mais le vocable officiel « réintégrer », « rendre l’honneur », « demander pardon » évite soigneusement le mot « réhabiliter ». Pourtant des élus, des familles, des représentants de l’armée, des citoyens apposent des plaques, élèvent des stèles en l’honneur de fusillés comme en 2014 pour le sous-lieutenant Chapelant exécuté le 11 octobre 1914 à Beuvraignes, ligoté sur un brancard. Aux dernières nouvelles les cendres de Virgo Luigi ont été rapatriées dans son village, Casablanca en Corse, en août 2024.
Se représenter « le fusillé pour l’exemple »
Un soldat condamné à mort par un tribunal militaire pour un motif énoncé par le code militaire, soldat exécuté par des soldats de son unité, ses camarades. Cette mesure consiste à terroriser et contraindre à l’obéissance.
Un traitre qui met en péril la victoire et en danger ses camarades. Traitre qui déshonore son régiment, son village, sa famille.
Reconnu victime dès 1915 de l’arbitraire, avec le code de justice qu’on interprète sans tenir compte de la situation réelle. (« en présence de l’ennemi », référence à « l’intention »). Avec les désignations par tirage au sort, avec les examens médicaux hâtifs effectués par certains médecins. Victime de l’injustice, par la responsabilité qu’on lui a donnée dans les défaites. Le fusillé entre dans le récit national. Les anciens combattants, ses frères d’armes perpétuent la solidarité vécue dans les tranchées et l’incarnent comme « ce soldat broyé par les circonstances atroces que créait la guerre. Ni rebelle, ni lâche. Un homme brave qui a fait preuve de courage. Un soldat ordinaire, tombé dans la trappe de l’exemple ».
Il est perçu, alors, comme un martyr qui a subi l’épreuve du poteau. On a guetté « son cri », son attitude. Un martyr à qui on a demandé de rédiger une lettre à sa famille. A Vingré, lettre dictée pour Blanchard qui se termine par « au revoir là-haut » et lettre de dépit pour Quinaud « les officiers ont tous les torts et c’est nous qui sommes condamnés à payer pour eux ». A Fleury lettre de résistance pour Herduin qui écrit à sa femme « crie après ma mort contre la justice militaire. Les chefs cherchent toujours des responsables. Ils en trouvent pour se dégager… J’ai ma conscience tranquille. Je veux mourir en commandant le peloton d’exécution devant mes hommes qui pleurent ». Lettre de désespoir pour Leymarie : « je suis innocent ».
Ce traitre, reconnu victime, perçu comme martyr, devient héros local dans son village lorsque ses petits enfants ou des historiens ou des citoyens passionnés le cherchent, le retrouvent. On rapatrie son corps. On élève des stèles. On ajoute une plaque avec son nom sur le monument aux morts. On commémore on invite à des rassemblements. On rappelle les faits. Il est le porte-parole qui dénonce les atrocités de la guerre, tout autant que les autres victimes. Des rues porteront le nom de fusillés.
Dès 1916 et encore aujourd’hui c’est ce personnage fictif qu’on reconnait dans les romans (le feu, les croix de bois, les Thibault, au revoir là-haut) puis dans des films, puis dans des bandes dessinées.
Un revenant qui surgit dans nos actualités : décès de Blanche Maupas 1962 ; les carnets du tonnelier Barthas 1983 ; en 1998 Pierre Guéno édite « Paroles de poilus » où il fait la part belle aux lettres des fusillés. En 2008 le décès des deux derniers poilus rappelle leurs propos. En janvier Louis Cazenave « On part patriote, on revient pacifiste ». En mars Lazare Ponticelli « je me suis toujours demandé pourquoi on fait la guerre ».
Un revenant qui bouscule notre conscience par son statut ambigu de victime condamnée, de soldat mort par la France.
Les anciens combattants en avaient fait, déjà, « une affaire de conscience ». C’est pour cela qu’ils voulaient réhabiliter ce fusillé.
42 soldats réhabilités par 3 cours de justice… en 19 ans !
Cour de cassation 1915-1927 : Blanchard, Quinault, Floch, Pettelet, Gay, Durandet (les martyrs de Vingré), Bersot, Bouret, Farjounel, Loiseau, Marcel, Perron, Gonsard, Macadet, Odde, Tomasini.
Cour d’appel 1915-1926 : Caffiaux, Clément, Delsarte, Dufour, Hubert, Barbieux (les fusillés du 327e), Santer, Herduin, Milant.
Cour spéciale de justice militaire 1933-1934 : Bourcier, Chemin, Pillet, Crémillieux, Gabrielli, Inclair, Laurent, Lescop, Loche, Lechat, Girard, Lefoulon, Maupas (les 4 caporaux de Souain), Morange, Baudy, Fontanaud, Prébost (les fusillés de Flirey).
650 à 700 fusillés pour l’exemple au cours de la grande guerre. La moitié des fusillés l’ont été dans les 15 premiers mois. 14 savoyards ont été fusillés. Lucien Royer d’Aix-les-Bains 23 ans exécuté le 5 septembre 1914 est le 4e fusillé de la grande guerre. Seul Ferdinand Inclair de Sallanches, 20 ans exécuté le 12 septembre a été réhabilité.(graphique Frédéric Mathieu 14-18 les fusillés)